Editions france empire 1972 , 15 x 24 cm rempliée , 650 pages , doc annexes, cartes , tableaux beg
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Saint-cyrien de la promotion 1944, licencié ès lettres et spécialiste de la civilisation arabo-berbère, Philippe Tripier nous livre une analyse fouillée des mécanismes du conflit franco-algérien et du processus complexe qui a abouti à l’indépendance de l’Algérie. L’auteur démonte notamment le mythe solidement ancré dans la conscience collective du peuple insurgé au sein d’un parti unique.
Contrairement aux assertions de ses dirigeants, la rébellion du FLN n’est pas le fait du combat de tout un peuple mais celui d’une faction, elle-même issue de trois courants. Le premier, à connotation politique, est celui du MNA (Mouvement national algérien) de Messali Hadj, un autodidacte membre du parti communiste qui présenta « les premières revendications algériennes » en 1927 au sein de « L’Étoile nord-africaine » fondée un an plus tôt à Paris. La deuxième branche, d’obédience religieuse, et plus précisément islamique, est incarnée par les Oulémas qui martèlent la devise : « L’islam est ma religion, l’arabe ma langue, l’Algérie ma patrie ». À ce slogan mobilisateur, le cheikh Ben Badis, l’une des personnalités les plus influentes du mouvement, ajoutera : « La nation algérienne n’est pas la France, ne peut pas être la France, ne veut pas être la France ». Le troisième courant venu au nationalisme a une teinture intellectuelle et est représenté par Ferhat Abbas, un bourgeois musulman, pharmacien diplômé de l’université d’Alger et de « culture totalement française, au point d’être mal à l’aise lorsqu’il doit s’exprimer publiquement en arabe ». D’abord très ouvert à un dialogue avec la France, Ferhat Abbas avait adressé au maréchal Pétain, le 10 avril 1941, un rapport sur un ensemble de réformes économiques, sociales et administratives basées sur le principe d’égalité entre les différentes composantes de la population vivant en Algérie. Dans ce document, les historiens ont surtout retenu ce passage prémonitoire : « Nous sommes à un carrefour. Il faut choisir : avancer pour élargir le cercle de la vie moderne ou se résigner à voir un jour l’Orient moyenâgeux submerger par le nombre l’œuvre entière et la détruire… Notre génération a choisi, nous voulons avancer ». Par la suite, celui que l’on a surnommé « le pharmacien de Sétif » évoluera sous la pression des leaders nationalistes vers des positions plus radicales contre la puissance coloniale et deviendra membre du FLN durant la guerre d’indépendance.
À son origine, le conflit algérien met ainsi en scène trois acteurs : le parti messaliste qui reste fortement marqué par une filiation communiste, le mouvement fanatique des Oulémas qui forme les semeurs de la révolte dans la masse paysanne et le rassemblement de Ferhat Abbas, un lanceur d’idées qui impressionnent la bourgeoisie musulmane et trouvent des échos dans l’opinion française et à l’étranger. Ces trois entités fusionneront dans le creuset du FLN où, non seulement elles conduiront des menées contre la France mais surtout se combattront férocement. Dans ce registre des antagonismes, la réalité est terrible : c’est constamment la faction « la plus brutalement révolutionnaire qui l’emportera sur les autres et refera l’unité sur ses vues. Car la solution la plus violente aussitôt mise en œuvre créera nécessairement une situation nouvelle sur laquelle les tenants d’une conduite plus modérée n’auront plus qu’à s’aligner. Ainsi, à chaque crise, l’unité ne se refera et la relance ne s’opérera qu’au prix d’une violence accrue ».
La violence extrême est en effet l’ingrédient majeur qui a permis l’emprise du FLN sur les autres tendances et la population. Dans cette thématique, le parti algérien s’emploie à instaurer un régime de la peur permanente en favorisant la suspicion, la délation et les représailles. La prise en main de la société musulmane s’est opérée par le moyen de quelques disciplines particulièrement efficaces, arbitraires, imposées à tous : adhésion obligatoire à la cause sacrée de l’insurrection, interdiction de fumer, obligation de verser « l’impôt » au FLN. Sanctions, volontairement excessives, en cas de non-exécution : mutilation, saccage des biens, mort dans des conditions atroces à titre d’exemplarité. La terreur reste « un levier psychologique d’une puissance inouïe. Devant les cadavres égorgés et les visages grimaçants des mutilés, toute velléité de résistance s’effondre ». L’horreur ouvre alors les esprits à la propagande : elle en est le plus sûr véhicule. Employée seule, toute propagande apparaît comme « un luxe exigeant de gros moyens pour des effets limités ». Au contraire, il lui suffit d’être simpliste lorsqu’elle prend appui sur un ébranlement affectif profond. Telle était bien la propagande du FLN : « greffée sur la violence, elle pénétrait comme par effraction dans des esprits choqués et mis à plat par le spectacle de l’épouvante ».
Contrairement à ce qui est rabâché, la violence n’a pas été le seul fait de l’armée française, accusée des pires atrocités par ses détracteurs essentiellement issus des milieux communistes et d’extrême gauche. Sur ce chapitre sensible, l’auteur apporte des éclairages sur les méthodes employées par les services de renseignement pour anéantir le terrorisme pendant l’épisode de la bataille d’Alger. Pour les responsables de l’ordre qui, faut-il le rappeler avaient reçu tous les pouvoirs du gouvernement de la République, les cas de conscience furent constants. Prenons un exemple typique : celui d’un chef terroriste fraîchement arrêté et immédiatement identifié grâce au fichier central. Sachant que cet homme connaissait dans le détail un fragment de son organisation, et qu’il était probablement le seul à être au courant des projets d’action actuels de son ressort, on savait aussi que si ces renseignements n’étaient pas obtenus et exploités dans un très court délai, ils deviendraient caducs : dans le meilleur des cas la nouvelle de son arrestation aussitôt transmise entraînerait un remaniement de l’organisation menacée, qui deviendrait à nouveau invulnérable ; dans le pire, c’est une ou plusieurs bombes qui, faute d’être interceptées à temps, provoqueraient le jour même une nouvelle tuerie. Dans ces conditions, « fallait-il à tout prix arracher l’information au prisonnier qui la détenait ou bien respecter à tout prix sa liberté de la refuser ? ». Cette question a été posée à l’armée française par le pouvoir politique mais la réponse n’a jamais été demandée. Car il est impossible de répondre avec discernement à ce genre d’interpellation de la conscience. Ou plutôt, la seule réponse à faire est de souhaiter de ne jamais se trouver dans ce genre de cauchemar.
Le trouble des militaires français a été accentué par les palinodies du pouvoir politique. Tonifiée par les déclarations du général de Gaulle « pour garder l’Algérie à la France et pour la garder française » car « la France, ici, va gagner sa partie, celle de la paix, de l’unité et de la fraternité » (1), l’armée française a remporté une victoire incontestable sur le terrain en démantelant la plupart des maquis du djebel, notamment grâce aux opérations coordonnées du plan Challe (1959-1960) qui ont asphyxié les wilayas. Ce succès, qui va de pair avec la multiplicité des tâches civiles et médicales conduites par l’armée française dans les douars en complément ou suppléance de l’administration, a été par la suite confisqué par les contradictions de l’État français qui ont semé le doute dans la communauté militaire puis, pour une partie significative, le désespoir. Le discours ambigu sur l’autodétermination (16 septembre 1959) et les négociations pour une « Algérie algérienne » à Melun (juin 1960) ont alors alimenté un paradoxe cruel : « Faire la guerre, sans définir pour quel but et, peut-être même, disaient certains déjà, pour la perdre de propos délibéré ! ».
Cette équivoque a abouti aux accords d’Évian qui, en fin de compte, n’ont engagé que la France et non l’Algérie. Ces « accords » ont en effet été conclus « avec un organisme (le GPRA) (2) qui, conformément à la volonté du gouvernement français, ne représentait pas légalement l’Algérie » et ne liaient « donc en rien l’État algérien encore à créer ». Il était donc loisible à la partie algérienne « soit de violer dans leur esprit ou dans leur lettre les accords conclus ». Par ailleurs, la violation des accords paraissait d’autant plus probable à court terme que les quelques engagements pris par le GPRA en faveur des Européens allaient « nécessairement se trouver en contradiction avec les visées révolutionnaires nourries de tout temps par le FLN » dont les impératifs bénéficiaient « d’une priorité sur les obligations morales contractées à Évian ». Qui plus est, aussitôt l’indépendance acquise, Ben Khedda, le signataire des accords, était chassé du pouvoir par un coup d’État et remplacé par Ben Bella qui, lui, ne les avait pas signés, ni même approuvés. Pis, Ben Bella sera lui-même renversé par un putsch mené par Boumediene (19 juin 1965), farouche pourfendeur des sois-disants accords d’Évian.
Dans cette affaire douloureuse, le succès de l’insurrection algérienne ne peut se mesurer que dans le champ de la politique extérieure. L’internationalisation du problème algérien pendant la guerre d’indépendance a donné au GPRA une voix audible dans le concert des nations, en particulier à l’ONU, et par le truchement de ses missions permanentes dans quatorze pays européens, sept africains, cinq du continent américain et treize asiatiques. Pour stigmatiser la politique coloniale de la France, le FLN a disposé d’un représentant actif en la personne de M’Hamed Yazid. Marié à une Américaine et installé à New York où il siégeait à la commission politique des Nations unies, ce véritable ambassadeur de la rébellion a mené efficacement la diplomatie de la partie algérienne en utilisant avec une extraordinaire dextérité son sens tout oriental du jeu des influences. L’audience internationale de la cause algérienne a d’ailleurs été renforcée par l’offensive politique tous azimuts conduite par Ben Tobal, Ferhat Abbas, Ben Khedda à Pékin, Moscou, Stockholm, et dans les grandes capitales du tiers-monde.
La dimension hors normes de la « Révolution algérienne » est soulignée dans la conclusion de l’ouvrage. D’abord conduite par « un collège hétérogène de baroudeurs hors-la-loi et de politiciens en révolte, elle avait donné la prépondérance en 1956 aux théoriciens d’une guerre-dans-la masse et en 1957 aux organisateurs du combat, avant de consentir une prééminence à un homme : à partir de 1958 Ferhat Abbas, paravent politique pour les années d’angoisse ; puis Ben Khedda pour appliquer sa rigueur intellectuelle à la crise produite par l’approche d’une victoire ; enfin Ben Bella, héros captateur et triomphant, promis à une dictature à la ressemblance de Nasser. Encore quelques années et Ben Bella à son tour allait être jeté en prison par plus révolutionnaire que lui ».
En somme, la lutte pour l’indépendance fut autant une guerre civile entre Algériens qu’une guerre contre la puissance française.
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